ouverture officielle

De manière générale, les élèves n'aimaient pas les discours. Une réminiscence de cours magistraux qui les avaient fait piquer du nez, sans doute, toujours est-il qu'une partie d'entre eux était visiblement là par pure obligation, et n'attendait que de pouvoir s'échapper vers des activités plus personnelles, plus divertissantes. Et plus souriantes que Lawrence, à n'en pas douter. Mais pendant un instant, il sentit que son amant parvenait à capter toutes les attentions et à émouvoir les plus endurcis, en faisant allusion à cette épreuve que tous avaient vécue, et que tous réparaient par leur simple présence. Il sourit malgré lui - il avait résolu de conserver une expression neutre - et regretta un peu de ne pouvoir aller déposer un rapide baiser sur la joue de son compagnon, pour le féliciter de cette emprise qu'il avait su trouver sur tous ces jeunes esprits, pour certains relativement rebelles.

Durant tout le chemin du retour, il ne tenta pas d'attirer l'attention de Lawrence : il sentait le poids de son regard même quand il était tourné vers son charmant public, et il en était toujours ainsi alors qu'ils traversaient les couloirs impeccable de cette école toute neuve, leur domaine à dater de ce jour. Non, il demeurait auprès de lui, et sans échanger un regard ou un geste, tous deux s'en contentaient pour se sentir dans leur élément. Même s'ils étaient devenus extrêmement fusionnels, au cours des quelques mois passés depuis leur rencontre, cela leur suffisait pour de petites périodes de temps, lorsqu'ils paraissaient en public.

''Un whisky, s'il te plaît,'' lui glissa-t-il alors qu'ils regagnaient le bureau. Il n'en avait pas particulièrement envie, mais cela permettrait à Lawrence de se servir dans la foulée et de faire une petite pause, et surtout de ne pas boire seul. Et puis, il faut bien l'admettre, ce n'était pas si mauvais, du moins celui qu'il se faisait envoyer de son pays natal. On s'y faisait très vite, passée l'acclimatation à la robustesse quelque peu étourdissante du premier choc. Très calme et statique dans son maintien, Cyrius l'était aussi lorsque la gorgée d'entrée en matière donnait envie à son corps de vaciller et de montrer quelques signes d'ivresse. Puis, tout se stabilisait, et il parvenait généralement à finir son verre, un petit verre de toute façon, servi par Lawrence qui veillait sur sa santé. C'était un de leurs petits rituels de couple...

Natalievski ne semblait pas disposé à profiter de la trêve dont il bénéficiait. Cyrius aurait préféré que Lawrence se ménage un peu, pour des raisons évidentes, et une partie de lui en voulait au sous-directeur de ne pas savoir savourer le répit dont lui-même et ses compagnons auraient pu bénéficier entretemps. Il ignora son entrée en matière et la coloration légérement cavalière qu'on pouvait lui trouver, il pouvait bien se permettre de dire un mot à son compagnon. C'était comme si Lawrence avait occupé simultanément deux dimensions dont les protagonistes ne pouvaient entrer en communication. ''C'est plus facile en plein air et à cheval, n'est-ce pas ? Mais tu as été parfait.'' Et dire que bientôt les cours reprendraient... Imperceptiblement, Cyrius referma une main possessive sur le bras du nouveau directeur.

Lawrence savoure le bruit de la porte qui se referme dans la protection toute relative de son bureau. Alors qu'il vient s'enfoncer dans un de ces grands fauteuils en cuir ornant son bureau il a une pensée de remerciement pour son beau père qui a largement insisté pour qu'il se souci du confort de ces meubles. Le jeune directeur ne pensait pourtant bien pas en avoir besoin... grave erreur. Il faut dire également qu'il n'aurait jamais pu penser être aussi épuisé avant la fin d'une journée qui pour l'instant, pourtant, n'avait pas été tellement remplie. Mais il devait bien se l'avouer, en cet instant précis, le confort de ces fauteuils avait quelque chose de presque salvateur. Beaucoup plus en tout cas que l'intervention de son sous directeur, s'il pouvait se permettre.

_Et bien maintenant, je suppose que nous pouvons nous accorder une journée de pose, tout en restant bien sûr à l'écoute de nos nouveaux pensionnaires. Le reste peut attendre demain.

La voix n'était pas aussi sévère que celle à laquelle on aurait pu s'attendre venant de lui. La fatigue, malgré ses efforts, transparaissait clairement sous la forme d'une intense lassitude. Il se départit cependant un instant de son air de froide neutralité pour adresser l'ombre d'un sourire à son compagnon, son meilleur réconfort sans aucun doute pour cette journée si étrange. Se relevant un peu, c'est rapidement qu'il lui servit un verre de sa boisson favorite, en profitant bien évidemment pour s'en servir également, avant de se tourner vers leur collègue russe.

_Natalievski ?

Un signe de tête vers les verres encore vide. Il savait bien que Natalievski préférait la vodka, mais après tout, l'alcool que l'on produisait sur les terres de sa famille pouvait largement rivaliser avec le meilleur des alcools russes, et il voyait mal son sous directeur en refuser un verre. Bien que pour tout dire, il lui avait proposé ceci par pure convention de politesse. Ce n'était pas tellement qu'il avait envie qu'il s'en aille, sa présence lui était la plupart du temps indifférente, voir même pouvait se montrer agréable selon les circonstances, il s'agissait après tout d'un homme intelligent et cultivé. Mais là, il n'avait qu'une envie, s'installer pour un moment de calme et profiter de la seule présence de son compagnon, la seule à pouvoir l'apaiser, le détendre, puisqu'il n'était pour le moment pas question qu'il rejoigne les écuries avant la fin de journée.

_J'avoue ne jamais avoir fait de discours dans ses conditions, mais j'aurai certainement était plus à mon aise.

Une lueur tendre dans le regard et l'ombre d'un sourire sur ses lèvres pour montrer à Cyrius qu'il n'était lui même pas totalement sérieux et qu'il n'avait pas prit ses paroles au premier degré comme le laisserait supposer sa réponse. Oh oui, qu'il avait hâte de pouvoir partager ce silence salvateur avec lui, ces instants de répits avant qu'on ne vienne le chercher et que Lord MacKlarin ne doivent, une fois de plus, occuper ses hautes fonctions... Juste être Lawrence, son Lawrence. Cela ne lui ressemblait pas. Mais seul Cyrius était au courant de ces faiblesses, alors peu importe. Jamais il ne le jugerait.

C’est avec un petit hochement de tête que Volodia accueillit la décision du directeur. Lui des journées de repos forcé, il en avait eu plus que sa part… Son bureau de sous directeur était certes des plus confortables, il n’en restait pas moins qu’y végétait des heures sans avoir la moindre tâche à accomplir avait été d’un ennui mortel…

Mais Lawrence, lui semblait décidé à lever le pied. Ce n’était pas trop tôt, de l’avis du danseur. Il n’aurait plus manqué qu’il tombe malade à cause du surmenage, dans les premiers jours à peine de la rentrée…

D’ailleurs, et s’il ne se trompait pas, il aurait sans doute préféré le faire sans « intrus » au milieu. Que la façon de l’ignorer du psy vienne du fait qu’il n’avait pas aimé son intervention ou qu’il voulait simplement qu’il file, le fait même qu’il l’ignore aussi superbement le fit hésiter à accepter le verre proposé. Ce qui confirma plutôt la décision qu’il était en train de prendre.

_Je vous remercie Lawrence, mais se sera sans doute pour une autre fois. J’ai encore quelques personnes à voir, et autant profiter de la… journée de repos, après tout.

Un fin sourire étira ses lèvres. Il ne voulait pas être impoli, mais son instinct lui disait que c’était encore le mieux à faire.

_Je vais me contenter de prendre congé. Je reste disponible au besoin, bien entendu. Et félicitation pour votre discours, au passage.

C’était sincère, vu les circonstances Lawrence s’en était admirablement tiré. Raison de plus, il avait bien mérité une trêve….

_Je vous dit donc à bientôt Lawrence ? Aberkane…

A peine un petit signe de tête par contre vers le psy. Un petit quelque chose depuis un moment déjà lui disait qu’il allait avoir bien du mal à s’entendre avec l’amant de son supérieur…

Oh, ce n'était pas de l'hostilité, pas même l'attitude possessive d'un compagnon jaloux face à une menace de taille. Le plus bel homme du monde n'aurait su les menacer, et même si Volodia n'était guère éloigné de cet idéal à certains égards, rien ne garantissait que les goûts de Lawrence le poussaient dans cette direction, et de toute façon il s'était décidé pour l'immobilité depuis leur rencontre. D'autre part, Cyrius en lui-même était devenu relativement imperméable au charme d'autrui, étant donné qu'autrui en l'occurrence était un ancien patient - il ignorait si leurs rendez-vous allaient reprendre, après tout les circonstances étaient exceptionnelles. Tout semblait aller à merveille pour l'adjoint de son amant ; c'était justement une raison de se méfier. En somme, Volodia pouvait fort bien constituer, en plus de l'aide proposée, une partie du travail qu'ils avaient devant eux. Travail colossal, puisque Cyrius ne distinguait pas réellement ses obligations de celles de Lawrence, faisant front émotionnel commun même s'il ne prenait pas part active à toutes ses tâches sur le plan concret.

''Eh bien, en espérant que personne ne nous convoque en urgence dans les heures à venir, nous pouvons tous savourer quelques instants en famille, si je puis dire,'' sourit-il avec un regard légèrement appuyé à Natalievski. Il voulait si désespérément se rendre utile ? Qu'il prenne ses dispositions pour que nul ne les dérange. C'était tout à fait à sa portée. Et ils en avaient réellement besoin. Si une entente professionnelle était souhaitable, de petits services en plus de cela pouvaient s'avérer un pas en avant vers une collaboration plus amicale, à laquelle Lawrence lui-même ne tendrait pas naturellement, mais qui lui serait un soutien précieux. Mais il ne pouvait décemment lui-même manifester son besoin d'être soutenu. Cyrius n'était sans doute pas le mieux placé pour former le lien entre lui et Natalievski, mais il était aussi le seul à pouvoir le faire.

''Vous me trouverez dans mon bureau en cas de besoin, je reprends mes dossiers demain,'' sourit-il aimablement en guise de conclusion. Nul doute que cela le ferait fuir, mais il fallait bien prendre congé à présent.

_Très bien, nous nous verrons demain alors.

Une petite réunion journalière, juste une entrevue de cinq minutes. Mais il fallait bien ça s'ils voulaient tous deux se tenir au courant des éventuelles difficultés que pouvaient traverser l'école. Enfin, dès le lendemain de l'accueil des élèves survivants, cela lui semblait un peu rapide. Mais mieux valait commencer au plus tôt. Hors de question qu'ils se trouvent débordés par un quelconque problème si problème il devait y avoir. Mieux valait se mettre dans le bain le plus rapidement possible, et commencer dès à présent à organiser leurs temps de travail quotidien pour ne pas partir sur des malentendus.

_Je vous attendrais à neuf heures dans mon bureau. Bonne journée.

Neuf heures, cela lui semblait parfait. Natalievski n'avait pas encore de cours, les cours n'ayant pas commencer, et cela lui laissait le temps à lui de s'occuper de l'écurie de bon matin, puis de prendre une douche et d'enfin être à son poste. Oui, neuf heures, c'était sans doute la meilleure des solutions, afin qu'ils puissent ensuite vaquer à leurs occupations. Et vu la pile de dossier qui s'entassait sur son bureau, nul doute que Lawrence aurait besoin d'une bonne partie de sa journée. Surtout s'il voulait pouvoir continuer son entraînement d'équitation en fin d'après midi. Ce qui serait sans nul doute nécessaire s'il voulait pouvoir penser à autre chose qu'à ces fichus dossiers.

Lawrence, avec un signe de tête, s'était levé afin de donner congé à Natalievski. Une poignée de main plus tard et il le reconduisait à la porte, toujours très poli. Il ne le mettait pas dehors, il ne se serait pas permit. Mais ils avaient conclu d'un commun accord que cela serait mieux pour le reste de la journée. Pour tout le reste, ils verraient demain. Mais pour le moment, une pause était plus que la bienvenue après ce moment riche en émotion -et en stress. Le bruit de la lourde porte en bois qui se refermait derrière le blond avait quelque chose de libérateur. Comme un poids en moins. Lentement, l'aristocrate écossais se passa une main dans les cheveux, dans un geste un peu trop rapide pour ne pas démontrer chez lui une certaine nervosité latente. C'est pourtant avec son habituel air neutre qu'il se tourna vers son compagnon et le rejoint rapidement, saisissant une de ses mains afin de l'amener à ses lèvres, sans jamais le quitter des yeux.

_Voilà, nous avons tout notre temps désormais. Es-tu toujours d'accord pour sortir ce soir ?

Il n'avait pas eu le temps de lui préparer une aussi belle soirée que la première qu'ils aient réellement passé ensemble. Mais juste une soirée avec lui, c'était déjà merveilleux. Celles dont ils avaient pu réellement profiter depuis l'incendie pouvaient presque se compter sur les doigts d'une main tant il avait été occupé. Il savait que pour l'instant leur couple n'en avait pas pâti. Mais il refusait de prendre le risque que cela arrive un jour. Il en était hors de question. Cyrius était bien trop précieux pour qu'il ne risque de le perdre. Alors il était bien décidé à s'occuper de lui bien plus efficacement qu'il n'avait pu le faire. Il lui avait offert cette école, en quelque sorte. Et il comptait bien l'y voir heureux. Et l'y rendre heureux.

Cyrius ne put cacher une légère satisfaction en prenant congé du professeur, mais il était certain que lui aussi préférait la compagnie d'autres personnes plus proches de son mode de pensée à la leur, après cette pesante occasion officielle. Ils n'étaient pas différents au point de ne pouvoir communiquer, en revanche ils étaient sans doute relativement maladroits à s'apporter mutuellement le réconfort nécessaire en ce moment précis. Ce n'était pas leur travail. Cyrius ne laisserait personne se charger de cela alors qu'il était lui-même auprès de son directeur favori.

''Lawrence...''

Le psychologue chuchotait presque, pour amener son compagnon à s'approcher plus près, à incliner son visage vers le sien pour recueillir ses paroles. Une lueur d'amusement brillait dans son regard toujours aussi paisible. Dès que le mouvement lui sembla naturel, il passa ses bras autour du cou de Lawrence et déposa un léger baiser sur sa joue, avant de murmurer :

''Tu es sûr qu'une soirée de repos dans l'intimité de notre nouveau foyer ne serait pas plus indiquée ?''

Enjôleur, lui ? Jamais de la vie, il en aurait été le premier offusqué. Tout au plus profitait-il très légitimement de sa position et de ce que son compagnon lui offrait : un dévouement de tous les instants, qu'il tentait d'ailleurs de rendre réciproque, dans la mesure où on le lui permettait. Avec un amant comme le sire MacKlarin, ce n'était pas évident. mais Cyrius savait imposer ses initiatives en cas de besoin, avec toute la douceur nécessaire pour que sa manoeuvre passe inaperçue.

''Ou alors... une soirée paisible, dans un endroit que nous aimons, et on ne rentre pas trop tard. J'aime rendre les autres jaloux, mais j'ai encore plus envie de rester un peu seul avec toi !''

Lawrence aurait presque pu soupirer si cela avait été dans son caractère. Mais il n'exprimait pas plus sa lassitude, même feinte, que n'importe quel autre sentiment. A peine pouvait-on apercevoir une légère courbure aux coins de ses lèvres alors que Cyrius prononçait son prénom de cette manière si... particulière, qui était pourtant bien étrangère à son attitude habituelle. Et Lawrence savait déjà ce qui allait se passer. Il ne pouvait deviner ce que Cyrius s'apprêtait à le lui demander, mais il était presque certain qu'il ne pourrait le lui refuser. Pas quand il commençait à prendre ce ton badin, qu'il se montrait si câlin, si... Il ne pouvait même pas mettre de mot exact sur ce comportement. Il savait juste qu'il ne pouvait presque pas, voir pas du tout, lui résister. Fort heureusement pour lui, Cyrius n'en abusait jamais vraiment. Il s'en servait de temps en temps, à la perfection d'ailleurs, il fallait bien le dire, mais jamais pour contraindre Lawrence à quelque chose qui allait à l'encontre de ses intérêts. Enfin... Normalement. A long terme pour certaines choses, sans doute.

Et oui. Il savait qu'il allait dire oui. Surtout que ce n'était certainement pas le genre de choses qu'il allait refuser à son compagnon. S'il avait proposait une telle sortie, c'était en quelque sorte pour se faire pardonner, pour tenter de palier à ses trop nombreuses absences que lui avaient imposé ses nouvelles fonctions. Cumuler les postes de propriétaire d'une grande école, d'administrateur principal, de directeur et de professeur d'équitation n'avait en effet absolument rien d'une partie de plaisir, et encore moins sans doute d'une promenade de santé. Alors il avait été souvent absent, souvent loin de son compagnon. Et il se rendait bien compte que même à ses côtés, il ne lui portait pas toujours l'attention qu'il méritait. Et Lawrence en avait souffert. Il se demandait si c'était le cas pour Cyrius aussi, si lui aussi avait ressentit ce vide, ce manque, au fin fond de ses entrailles...

_Ou tu veux, Cyrius, je te laisse choisir le programme de notre soirée, je m'occuperais de l'organisation.

Il voulait juste lui faire plaisir, juste le retrouver un peu. Cyrius n'avait pas besoin de réfléchir à l'heure, à une potentielle réservation, commande, ou quoi que ce soit. Il lui suffisait simplement de lui dire ce qu'il désirait, et Lawrence ferait des pieds et des mains pour le lui obtenir. Il était presque sûr, en cet instant, de pouvoir lui décrocher la lune... Enfin, connaissant Cyrius, ce dernier saurait sans doute se montrer moins exigeant que cela.

Une grande inspiration. Lawrence a prit son amant dans ses bras, incapable de s'en détacher ne serait-ce que d'un centimètre. Lentement, il dépose quelques baisers sur son frond, ses joues, frôlent ses lèvres. De simple caresse sans aucune équivoque, juste pour le sentir un peu plus, un peu plus longtemps... S'imprégner de son odeur de nouveau, comme s'il la redécouvrait, de la douceur de ses cheveux sous ses doigts fins... C'était comme s'ils se retrouvaient après une trop longue séparation. Lawrence sentait son coeur battre un peu trop vite, un peu trop fort. Peut être même que Cyrius pouvait l'entendre...

Mais le plus difficile était derrière eux maintenant. Désormais, il ne laisserait plus ses fonctions interféraient ainsi et prendre une place qui n'étaient pas la leur entre eux. Une promesse muette faites à lui même, alors qu'il se calme lentement. Cet instant de quasi fébrilité n'a duré que quelques secondes. Quelques secondes pendant lesquelles il s'est trouvé totalement perdu, à la merci d'un tourbillon presque aussi violent que celui qui avait cru bon de les réunir dans une passion commune et partagée pour l'Autre.

Désormais, tout allait bien. Et rien ne les séparerait.

Le froid et flegmatique monsieur MacKlarin avait le coeur qui battait bien fort soudain... et le tout aussi flegmatique Cyrius Aberkane en était ému à un point qu'il n'aurait su formuler. Il sentait nettement, dans ces instants-là, avec une acuité presque douloureuse tant elle sortait de sa propre vision du monde et de sa place dans l'univers, à quel point cet être dépendait de sa présence et de son amour pour tenir debout. Lawrence était entièrement tourné vers lui, et c'était d'autant plus étonnant qu'avant de le connaître il évitait de se laisser ainsi entraîner vers les autres. Il avait complètement baissé sa garde face à celui qui était devenu son compagnon. Cyrius se demanda si c'était aussi l'image qu'il donnait et si Lawrence s'y attardait parfois, et surtout, quels sentiments cela faisait-il naître. Ceux du psychologue étaient ambigus : chez un autre, il aurait eu le réflexe de conseiller un peu de recul, un peu d'indépendance face à ce besoin terrible. Chez Lawrence, il était simplement rassuré, comme à chaque fois qu'il rencontrait sur ses lèvres des mots qu'il s'apprêtait à prononcer. C'était une garantie implacable qu'il ferait à jamais partie de son monde, un contrat de mariage dicté en battements de coeur.

''Ne t'inquiète pas,'' murmura-t-il comme un secret. ''Je t'aime pour tout ce que tu fais pour moi, et pour tout ce que tu fais pour ces enfants. Et si tu prenais quelques jours de repos complet, je t'aimerais simplement pour ta présence...''

Ce fut cet instant que choisit le téléphone pour sonner. Cyrius maudit l'importun avant même de savoir de qui il s'agissait. A des kilomètres plus au sud, de l'autre côté de la mer, une visite à la prison avait une fois encore été refusée, et quelqu'un pensait aussi à Lawrence, à sa présence silencieuse et pourtant si réconfortante, et à la douceur de ses paroles en cas de crise, capable de tout apaiser, même les tourmentes les plus invraisemblables. Quelqu'un d'autre trouvait Lawrence tout simplement magique, et si Cyrius n'avait pas déjà eu une dent contre cette personne, ce détail aurait suffi à le rendre particulièrement distant. Renfrogné, il se permit de décrocher.

''Allo grand chef ? Je ne te dérange pas ?''
''C'est Cyrius. Qu'est-ce que tu veux ?''

Cette fois, pas de ''mon trésor'', c'était déjà ça de pris. Accessoirement, ça signifiait que Driss n'allait pas très bien, mais Cyrius y était totalement indifférent, du moins en surface. Sa voix était froide et amère, contrastant avec sa tendresse des instants précédents. Driss avait le don de faire de lui une toute autre personne. Il savait que Lawrence n'appréciait guère cette personne là, mais il ne savait guère faire face aux extravagances de cet envahissant correspondant sans se cacher derrière cette ombre déplaisante. Au bout du fil, Driss quant à lui sentait bien que le moment n'était pas aux tentatives de conciliation. Sa voix se perdit en excuses murmurées, et Cyrius ne se sentit pas fier de provoquer un tel effet, ce qui ne fit qu'augmenter son ressentiment ; au moins, s'il tenait bon, bientôt l'autre battrait en retraite, et cette pénible formalité pourrait sombrer dans l'oubli.

''Qu'est-ce que tu voulais dire à Lawrence ? Parle.''